On a longtemps cru que la modernité était la forme particulière prise par le développement historique de nos sociétés. Dans le cas du Japon, on pensait que, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, il s'inspirait de la civilisation occidentale pour industrialiser le pays. Selon Pierre- François Souyri, l'histoire récente montre au contraire que la modernité telle que nous la concevions n'était que l'aspect particulier d'un phénomène mondial. Au Japon, la modernité a éclos sur le terreau de la pensée japonaise et chinoise au moins autant que sur des références venues d'Occident : dans les années 1880, la lutte pour la liberté et les droits du peuple et pour un régime constitutionnel s'inspire des classiques chinois plus que de la pensée rousseauiste ; celle contre la destruction de la nature par le système industriel puise ses références dans une cosmologie de l'harmonie entre la nature et l'homme ; le féminisme, qui émerge dès les années 1910, tire nombre de ses références dans le shintô ; et le premier socialisme s'inspire de formes de pensée largement confucéennes. Par ses remplois d'idéologies du passé, la modernisation japonaise oblige à relativiser le statut exemplaire de l'expérience occidentale. Cette modernisation a de fait fonctionné autant comme anti-occidentalisation que comme occidentalisation. Et, aussi bien, son rythme et les questionnements qu'elle suscite ont été identiques à ceux de l'Occident. Pierre-François Souyri peut dès lors poser ce souriant paradoxe : une grammaire commune de la modernité peut puiser à des racines différentes.